Réflexion sans but sur la Guerre du Golfe, les Etats-Unis et le jeu vidéo Desert Strike
Un peu d'histoire... La Guerre du Golfe eut lieu de 1990 à 1991, ce fut une guerre courte, qui ne dura pas un an, mais dont les causes, les répercussions et le dénouement, que nous avons vécu ces deux dernières années (2003-2004), s'étalent sur une durée beaucoup plus longue. Même si ce fut un conflit international opposant les Nations Unies contre l'Iraq, ce fut surtout les Etats-Unis, avec plus d'un demi-million d'hommes sur les 600.000 troupes alliées déployées, qui menèrent cette guerre.
Elle fut particulièrement médiatisée et différente à bien des égards des guerres précédentes. Beaucoup de notions et menaces nouvelles, ou présentées sous un nouveau jour, firent leur apparition: la mise en avant de la technologie, la crainte des armes chimiques, bactériologiques et nucléaires, les missiles Scuds, les prises d'otage et d'autres. La campagne orchestrée par les Américains se déroula en deux temps: l'opération "Bouclier du Désert", pour isoler l'Iraq et contenir ses troupes, puis l'opération "Tempête du Désert", avec des bombardements sur l'Iraq et le Koweit, suivies de l'attaque terrestre.
Voilà pour l'histoire, succinctement résumée. Le jeu vidéo d'Electronic Arts Desert Strike reprend beaucoup d'éléments qui sont le propre de la Guerre du Golfe sans jamais utiliser toutefois la moindre référence historique; un peu comme ces films qui se servent d'une histoire vraie mais en changent les noms et la dramatisent tant et si bien qu'elle prend une tournure bien différente de la réalité. C'est la même chose ici, sauf qu'au lieu de dramatiser la guerre qui n'a pas besoin de l'être plus qu'elle ne l'est déjà, ils la dédramatisent en adoptant un point de vue beaucoup moins réaliste, plus fun, et plus adapté aux jeux vidéo.
Du moins aux jeux vidéo de l'époque, ceux qui nous entourent désormais sont tellement axés sur la réalité qu'on en est arrivé à un point où tous les jeux de guerre se doivent d'avoir une base historique solide, et n'ont de place que pour le réalisme afin de devenir, un terme qui fait froid dans le dos: une simulation de guerre. Mais laissons derrière nous les spectres hideux du présent pour nous rappeler les bons souvenirs du passé. Le copyright de Desert Strike indique 1992, on peut donc supposer que l'idée et le développement même du jeu s'est fait peu après la Guerre du Golfe, ou peut-être même avant la reddition de l'Iraq, le 2 mars 1991.
Desert Strike est un jeu américain et bien sûr pour certains, de ce fait, ce n'est rien d'autre que de la propagande, une apologie de l'armée américaine et une façon de s'en prendre à leur ennemi juré, Saddam Hussein. Si ces deux caractéristiques sont certainement vraies, Desert Strike n'est pas pour autant un pur objet de propagande, pas plus que ne l'est Hot Shot 2 par exemple où Saddam Hussein et l'armée iraquienne en prennent pour leur grade (mais les Américains aussi). Pour bien comprendre cela, il faut comprendre l'état d'esprit des Américains vis-à-vis de cette guerre dans laquelle ils étaient très impliqués, bien plus qu'aucune des autres nations présentes.
On le sait, certains Américains, et leurs dirigeants en particulier, ont une fâcheuse tendance à avoir une approche du monde strictement manichéenne et somme toute simpliste. Pour eux, d'un côté il y a le bien, dont ils font évidemment partie, et de l'autre, le mal, qu'ils doivent combattre. Lorsque Saddam Hussein envahit le Koweit, lorsque le monde découvre son régime, les atrocités, tortures et génocides, qui s'y commettent, plus de doute possible, Saddam Hussein est le mal, leur grand Satan à eux. Et il doit tomber. Mais à la fin de la Guerre du Golfe, ce n'est pas ce qui se passe: les opérations sont tout de même sous le contrôle de l'ONU et le but de cette guerre est de libérer le Koweit, pas l'Iraq de son dictateur, en sorte que l'armée ne pousse pas jusqu'à Bagdad et quitte le pays en laissant toujours à Saddam Hussein le contrôle de son pays (après tout de même avoir poussé certains groupes à se rebeller; en vain, car sans aide extérieure, ces tentatives seront sévèrement châtiées par le cruel tyran). Le sous-titre, "Return to the Gulf", est d'ailleurs lourd de sens: retourner au Golfe pour finir ce qui a été commencé.
Pour les Américains, ou tout du moins pour une partie d'entre eux, la Guerre du Golfe était moins une guerre pour libérer un petit état que pour éliminer le fou arrogant qui avais pris l'initiative de l'envahir. Ils n'avaient pas vaincu le mal et cela resta en travers de la gorge de la famille Bush et des Etats-Unis jusqu'à la chute récente de l'infâme dictateur. Depuis l'Iraq il continuait à exercer son pouvoir despotique et à narguer le reste du monde; la seule arme alors des Américains, outre la pression politique et les embargos, était de tourner en dérision le dictateur, de le tuer pour de faux, pour passer leur haine à son égard, pour se donner le plaisir de ce qu'il ne pouvait pas obtenir, en attendant leur heure, qui tôt ou tard viendrait. Il est toujours agréable de se moquer de ce qu'on déteste, de s'imaginer la mort de ce qu'on voudrait éliminer.
Desert Strike, c'est une façon de le faire, une façon de finir ce qu'ils n'avaient pas fini en Iraq, une façon de tuer ce dictateur qui coûle des jours heureux dans son pays asservi et sourit à ses ennemis. Tout dans Desert Strike conduit vers cet objectif. Le dictateur du jeu s'appelle le général Kilbaba, mais il est communément désigné sous le terme "the madman" (le fou), la dernière mission du jeu consiste à détruire le bombardier armé de têtes nucléaires qu'il pilote avant qu'il ne décolle. Au moment où vous tuez le dictateur, vous achevez la dernière mission et vous avez terminé le jeu. Dans une des images de la présentation du début, une conversation surprise entre "the madman" et son second se déroule de la façon suivante:
"the madman": Muammaar, I see that not all the missile launchers are in place for the attack. Get the plans together or I will see that you suffer the same fate as my last deputy.
Muammaar: Your greatness, I want to see my children grown, but your plans might cause the end of all the world.
"the madman": Get to work now, or I'll feed you to the rats from which you came.
Muammar: Yes your greatness, our time of triumph will soon arrive.
"the madman": Muammaar, je vois que toutes les rampes de lancement des missiles ne sont pas en place pour l'attaque. Fais selon les plans ou je veillerai à ce que tu subisses le même sort que mon précédent lieutenant.
Muammaar: Votre grandeur, je veux voir mes enfants grandir, mais vos plans risquent de provoquer la fin du monde entier.
(Kilbaba giffle Muammaar)
"the madman": Mets-toi au travail maintenant, ou je te donne en pâture aux rats qui t'ont vu naître.
Muammar: Oui votre grandeur, notre heure de triomphe arrivera bientôt.
Ces quelques lignes soulignent encore un peu plus la responsabilité au dictateur, il veut détruire le monde et lui seul est vraiment coupable, puisqu'il pousse les siens à accomplir sa volonté criminelle. Là aussi c'est un point de vue très américain de la crise du Golfe et des conflits en général, ils tendent à condenser leur idée du mal en un seul homme, en celui qu'il connaisse, qui est le plus médiatisé, si bien qu'ils finissent par se convaincre qu'en éliminant cet homme ils mettront fin à tous leurs problèmes. Ils étaient persuadés que la capture de Saddam Hussein mettrait fin à la guerilla qui n'a eu de cesse de secouer l'Iraq depuis l'occupation, mais il n'en a rien été. Tout comme ils croient que tuer Osama Bin Laden mettra fin aux actes terroristes, ce qui est très peu probable.
Les présentations du début montrent d'autres aspects intéressants de cette vision du dictateur, general Kilbaba alias Saddam Hussein. La première phrase place le jeu sans équivoque dans son contexte: "Le Moyen Orient - Le chef terroriste, le General Kilbaba, stupéfait le monde en envahissant un petit mais riche émirat arabe et en en prenant possession" ["The Middle East - Terrorist leader, General Kilbaba stuns the world when he invades a small but wealthy arab emirate and take over"]. C'est aussi clair que si les véritables noms étaient cités. Le terme à souligner ici cependant est "chef terroriste", qui exprime lui aussi très explicitement l'image qu'ont les auteurs du jeu, et certainement aussi l'opinion publique et le gouvernement américains, de Saddam Hussein.
Un autre point important que soulève Desert Strike dans la compréhension de l'état d'esprit américain envers cette crise du Golfe depuis son commencement jusqu'à aujourd'hui, est l'idée persistante d'une menace, d'un danger pour le monde, et en toute logique, pour ne pas dire en priorité, sur leur nation. Le fait d'insister sur la folie du dirigeant est déjà un argument pour entretenir cette peur. L'homme est un fou et il n'a pas peur d'utiliser des armes de destruction massive qui peuvent avoir comme conséquence d'annihiler notre planète. L'autre argument, qui a été si souvent mis à l'épreuve dernièrement, est qu'il dispose peut-être des moyens pour y parvenir. La dernière mission, la quatrième, se focalise sur l'arme nucléaire, c'est l'ultime menace, le pire cauchemar. Durant le briefing, le général dit d'ailleurs: "A moins que vous n'arrêtiez ce fou, il lancera la Troisième Guerre Mondiale, ou même pire..." ("Unless you stop this madman he will start World War III, or even worse..."). Et que pourrait être pire qu'une guerre mondiale sinon une guerre nucléaire ?
C'est un sentiment typiquement américain, apparu durant la guerre froide (motivé par des évènements tels que la crise des missiles de Cuba) et qui depuis n'a jamais diminué car le nombre de leurs ennemis, des pays et des fous-furieux qui détestent les Etats-Unis, n'a cessé de croître, et leur haine de s'élever jusqu'à culminer dans des attentats comme celui du 11 septembre 2001. Une paranoïa excessive des Américains mais un peu compréhensible tout de même. Quoiqu'il en soit, la Guerre du Golfe, ce n'est pas qu'une vision des Etats-Unis sur le reste du monde, c'est aussi des notions, des éléments neufs, que l'on retrouve dans Desert Strike, durant les missions.
Il y a les missiles Scuds par exemple, que l'Iraq tire sur l'Israël, début 1991, faisant quatre morts et des centaines de blessés, et dont le nom est toujours étroitement lié à ce conflit. Dans Desert Strike, ils sont aussi au coeur d'une mission importante, dans la seconde campagne, où il faut détruire leurs rampes de lancement. Dans la troisième, ce sont les missiles ICBM qui prennent la relève. De plus, dans le jeu comme dans la réalité, on craint que le dictateur tente de les équiper d'armes chimiques. Plusieurs missions de Desert Strike consistent donc à détruire aussi les usines chimiques, et même une centrale nucléaire, sans se soucier des conséquences pour les habitants ! A propos des pertes civiles, il est heureux de constater qu'elles sont réprimandées, mais si détruire trop de réservoirs de pétrole vous fait échouer la mission, trop de morts civiles n'entraînent qu'une perte de points. On ne peut pas dire que la morale soit du côté du jeu !
Une autre caractéristique de cette guerre fut sa médiatisation excessive, et de la part de la chaîne américaine CNN en particulier. Son nom est devenu plus célèbre après les évènements de 1990-91 qu'il ne l'était auparavant, c'est presque un symbole de la Guerre du Golfe à lui tout seul, moins pour la qualité du travail que pour sa constance, il porte aussi avec lui une connotation négative, du moins ailleurs qu'aux Etats-Unis, où il représente l'information jusqu'à l'abus, un type de journalisme qui veut toujours aller plus loin au coeur de la guerre et montrer toujours plus. On retrouve CNN aussi dans Desert Strike, sous le nom d'EANN, EA pour Electronic Arts bien sûr, d'abord pour annoncer la crise, ensuite sur le terrain avec une équipe de reporters et leur camionnette.
Dans l'une des missions de la troisième campagne, vous devez libérer des otages, d'abord des inspecteurs de l'ONU, puis douze membres de l'ambassade américaine. S'il ne semble pas y avoir eu d'otages spécifiquement parmi des inspecteurs de l'ONU, la prise d'otages est une réalité, puisque après l'invasion du Koweit, les résidents étrangers ont été faits prisonniers et placés sur des sites stratégiques pour servir de boucliers humains. Le rôle des inspecteurs nous renvoie aussi à des faits réels, cette fois-ci plus proches de nous; d'après la description de l'écran de statut, les inspecteurs sont sur place pour "trouver des preuves" ["fact-finding"], on ne manquera pas de faire le rapprochement avec les nombreuses visites des inspecteurs des Nations Unies pour valider l'existence de ces fameuses armes de destruction massive. Dans le jeu, ils n'auraient pas eu besoin de chercher bien loin; mais le jeu, bien sûr, est fait par ceux qui auraient été, comble de l'ironie puisque ce sont aussi ceux qui les craignent le plus, les plus satisfaits de trouver ces preuves.
Comparer Desert Strike et les faits réels de la Guerre du Golfe est une expérience assez captivante dont vous avez peut-être observé quelques points de réflexion intéressants, ici, dans ce supplément de 1UP. Trois thèmes majeurs se détachent clairement: la représentation de tous les éléments clefs, quasi-symboliques, de la Guerre du Golfe, l'importance et la diabolisation du personnage de "the madman", et le point de vue très américain sous lequel le conflit est esquissé. Mais bien sûr, Desert Strike est avant tout un jeu et doit se prendre comme tel, lui chercher des significations est une opération contre nature, faite pour des gens qui n'ont rien de mieux à lire, par des gens qui n'ont rien de mieux à écrire !