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ABARENBOU TENGU

Antiaméricanisme

par sanjuro article, analyse



Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait "carrément", les villes, les maisons et les sottises.
Le Tour du Monde en 80 Jours,
Jules Verne, joueur invétéré de Sim City

Unis mais seuls au monde

Que ce soit dans la version japonaise ou dans la version américaine d'Abarenbou Tengu, l'histoire est à peu près identique. Une tête flottante quitte son Japon natal pour aller sauver les Etats-Unis asservis par une puissance extra-terrestre (qui ressemble à la créature de Roswell et aussi, du coup, à cette petite peste mal polie d'Ugar dans Paranoia !). Des détails sont différents, nous y reviendrons plus tard par curiosité, mais l'action elle est la même: on traverse des niveaux, des décors, rappelant avec plus ou moins de conviction l'Amérique de Bush (senior, en ce temps-là), et dans lesquels on détruit des vagues d'ennemis. Bref, un jeu admirable fait pour souder l'amitié américano-japonaise.

A condition d'être assez naïf. Avec un peu plus de lucidité, on se dit que le jeu est aussi bon pour elle que les films américains sur la guerre du Viêt Nam le sont pour les relations avec Hanoï. Certes, l'ennemi du jeu a la faculté de manipuler ses victimes et c'est pourquoi on n'affronte pas d'aliens mais des humains et des appareils de guerre contemporains. C'est pour cela aussi que le jeu s'appelle Zombie Nation aux Etats-Unis, parce que les habitants ont été grosso-modo transformés en zombis. Cependant, ce que le scénario nous apprend est une chose, ce que l'on voit à l'écran en est une autre.


Custer's revenge ?

Et qu'est-ce que l'on y voit d'autre qu'une créature japonaise ravageant le pays sur son passage, annihilant toute résistance humaine, comme une sorte de Godzilla s'étant invité de l'autre côté du Pacifique pour le plaisir ? L'extra-terrestre est juste là sur le papier et tout à la fin, en dernier boss, pour ne pas faire mentir le texte, mais l'ennemi avant cela, ce sont les Etats-Unis. Dès le premier niveau on explose leurs immeubles, laissant des gouffres béants dans leurs gratte-ciel comme une sournoise prophécie. Au second, ce sont leurs bases militaires qui y passent, tandis que l'on massacre leurs corps d'armée durant au moins trois niveaux (y compris, référence historique, un clairon ou un général à cheval chargeant comme à la tête d'une cavalerie).

Ces bases, les Japonais les connaissent bien et les exècrent, elle sont installées dans l'archipel depuis la fin de la seconde guerre, principalement à Okinawa mais aussi sur Honshu, l'île principale. C'est un autre symbole qui tombe ! Puis vient le tour de leurs usines au troisième niveau, des usines d'où s'échappent des ruisseaux d'une couleur douteuse et d'épaisses fumées roussâtres, références pas si discrètes au plus grand pollueur de la planète d'alors. Quant aux hommes que l'on croise, ils finissent tués bien entendu. Il n'y a que ceux en chute libre, appelant au secours, qui semblent épargnés; mais ce qu'il advient d'eux est sujet à interprétations: vu qu'on n'entend plus jamais parler d'eux et qu'ils augmentent le pouvoir du tengu, on pourrait tout aussi bien penser qu'au lieu de les sauver il les avale tout cru.


Septembre 1991

Comme les portions secondaires des deux précédents niveaux, le quatrième niveau n'a lui plus rien à voir avec la destruction de l'Amérique, ce sont des passages typiques de shoot'em up: grotte, décor futuriste, etc. L'auteur s'est lassé, ou peut-être a-t-il fait le tour de ses griefs après avoir taillé en charpie trois fondements de ce grand pays: ses villes, ses industries et son armée. Et puis il y avait le clou du spectable, dès le premier niveau, un boss inimaginable, la Statue de la Liberté ! L'un des emblèmes suprêmes des Etats-Unis (offert tout de même en cadeau par la France en 1886) devenu, le temps d'un jeu vidéo japonais, l'ennemi à abattre; une grosse tête aussi rouge que le démon nippon qui lui fait face, crachant des bulles par la bouche comme un bébé, et essayant de brûler le joueur avec sa torche.

Mais le plus grand exploit, sans doute involontaire, de celui ou ceux derrière ce jouet anti-américain n'est pas d'avoir mis en scène toutes ces méchantes petites idées, c'est d'être parvenu à ce que le jeu soit distribué aux Etats-Unis, de l'avoir fait jouer par des joueurs américains ! Dont plusieurs sans doute l'ont apprécié ! C'est une revanche digne d'Old Boy, une situation presque oedipenne à l'échelle morale, où des joueurs prennent plaisir à anéantir leur propre nation par un moyen inventé par des personnes qui les méprisent ou les détestent.


O! say can you see...

Le jeu se conclut avec un générique de fin qui semble l'antithèse de tout ce qu'on nous a présenté avant, de très belles images avec encore des symboles des Etats-Unis mais cette fois épargnés par la destruction: la Maison Blanche avec un drapeau éclatant se balançant au vent, une paisible vue de Manhattan, la Monument Valley, etc. On peut interpréter cette fin de différentes façons. Une attitude prudente des concepteurs, qui choisissent d'user de moyens tapageurs pour flatter l'orgueil américain et endormir tout soupçon par rapport à ce qui s'est déroulé précédemment. Ou alors un sentiment d'admiration sincère, après tout il y a une certaine ambivalence dans l'attitude des Japonais envers les Américains, ils absorbent leur culture et la rejettent tout à la fois, admirent certaines de leurs personnalités, en détestent d'autres; le même genre d'indécision morale qu'on trouve en France.

Enfin, on peut se dire que cette conclusion n'est pas si différente, qu'il existe un ton moqueur qui s'intègre bien avec le reste: l'hymne américain joué sur un tempo hystérique, trois lignes de "congratulations!" en caractères énormes, le drapeau étoilé qui revient plusieurs fois, des images extrêmement clichées dont les Américains sont fiers mais qui font rouler des yeux partout ailleurs — on commence par la maison du président avant de finir avec la silhouette d'un gamin avec son chien, puis d'un couple sur un banc.

La toute dernière image toutefois est un symbole du Japon; on y voit le fameux Otorii (大鳥居) du temple d'Itsukushima (厳島神社), l'immense portail qui semble avoir été érigé sur l'eau. On pourrait aussi débattre sur la raison du choix de cette image, par exemple que le site se trouve à quelques kilomètres d'Hiroshima, mais il existe une autre explication plus probable, en rapport avec les origines lointaines du jeu. Celles-ci nous démontrent d'ailleurs que toutes les traces d'antiaméricanisme que nous avons relevées jusqu'ici n'étaient absolument pas fortuites ou imaginées.


La silhouette révélatrice du tengu

Dans l'histoire originale, la tête d'un guerrier bien connu sortait de sa tombe pour aller venger le Japon des Etats-Unis. Cet homme, c'était Masakado du clan des Taira (mieux connu sous le nom des Heike grâce au célèbre Heike Monogatari, 平家物語), qui s'était rebellé contre le gouvernement de la province d'Hitachi. Après avoir tué son oncle, il fut lui-même tué par deux hommes dont son cousin. Ils lui tranchèrent la tête et celle-ci fut enterrée sur le site de ce qui deviendrait plus tard Edo, puis Tokyo. Le monument où la tête est ensevelie existe toujours et avec le temps le personnage devint une sorte de légende craint également comme un esprit malveillant. Quant à la relation avec le Otorii, c'est tout simplement que celui-ci fut construit par un Taira en hommage à la grandeur du clan.

Sans surprise, Nintendo et leur branche américaine refusèrent que Meldac se serve d'une telle histoire. La tête de Taira no Masakado (平将門) fut remplacée par celle d'un tengu et la quête de vengeance devint une opération de sauvetage. Cependant, quand le moment vint d'adapter le jeu pour le marché américain, le tengu fut apparemment jugé inapproprié — à ce stade on ne peut que conjecturer. Il fut donc remplacé par la tête d'un samouraï, comme dans l'histoire originale, sans pour autant que le reste soit modifié. Ce samouraï fut désigné sous le nom de Namakubi (生首), qui en réalité veut juste dire "tête tranchée".

Les traducteurs américains ajoutèrent des éléments à l'histoire d'extra-terrestre, la rendant plus bavarde et saugrenue pour tenter de justifier ce principe évidemment grotesque qui cachait comme nous le savons maintenant bien d'autres motivations. Il devenait question d'un météorite s'écrasant dans le désert du Nevada en 1999, d'un alien nommé Darc Seed tirant des rayons magnétiques, d'une épée de samouraï entrant en son pouvoir, Shura, qui devenait la raison pour Namakubi de se lancer dans l'aventure.

Quant à l'Europe, quant à la France, quant à nous, on ne vit jamais la couleur ni d'un Abarenbou Tengu, ni d'un Zombie Nation. Mais faut-il vraiment s'en étonner ? C'était, après tout, une affaire très personnelle entre les Etats-Unis et le Japon, un fruit empoisonné dans lequel certains Américains mordent encore à pleines dents.


A gauche, la version japonaise. A droite, la version américaine.
La dame de fer devenue Méduse a été rendue plus effrayante, sans doute pour mieux la dissocier de la vraie.
le 12 août 2008
 


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