Silence ! Moteur... ça tourne. Première prise: devant le château de Dracula. Action !

— "C'est par une nuit comme celle-ci que se produisit une modeste tragédie, quand Sony, qui croyait voir en l'adaptation de films tout l'avenir du jeu vidéo, décida de porter leur dernier grand succès cinéma, le Dracula de Francis Ford Coppola, sur nos consoles. Leur choix, pourtant, s'était posé sur un développeur de talent dont le nom seul force le respect, Psygnosis, les auteurs de Lemmings et Shadow of the Beast. Mais est-ce vraiment à eux ou au nom, plus discrètement affiché mais plus convaincant de par son inexpérience, de Travellers Tales que l'on doit ce résultat mitigé ?"

Trop mou le narrateur, trop mou ! Tu nous endors, saute au paragraphe suivant.

— "Hmm. Ce Dracula est loin d'avoir eu sur nos consoles l'impact qu'il a eu au cinéma, comme nous allons le voir dans ce film expérimental."



Bon, Jonathan et Mina, vous entrez tranquillement par la porte du jardin, vous venez d'acheter un jeu Super Nintendo fraîchement sorti en ce beau matin d'hiver 1893. Première prise: dans le salon victorien des Harker.

— "Ma douce Mina, crois-tu que ce Dracula de Sony sera aussi bon que ce délicieux ensorcellement de Castlevania ?"
— "Je ne saurais dire, mon cher, mais d'après le test de Cliffhanger, j'ai quelques doutes..."
— "Allons, n'attendons plus et voyons par nous-même ! Il n'y a pas de mode deux joueurs, alors en bon gentleman je vous laisse la manette."
— "Comme c'est gentil à vous. Oh, c'est plutôt jolie comme intro !"

Gros plan sur l'horloge pour montrer que le temps s'est écoulé...

— "Ah, nom de Dieu que ce jeu est nul !!!"
— "Ma chère Mina, je vous en prie, retrouvez vos esprits et votre language !"
— "Nom de Dieu de nom de Dieu ! Jonathan, comment pouvez-vous rester aussi composé ! Ce jeu est une merde !"
— "Mina !"
— "Regardez-moi ça, c'est infect ! Ca se prétend pour une adaptation de film et qu'est-ce qu'il y a du film ? Quoi, les 10 secondes d'intro et le château sur la boîte ?"
— "La trame suit quand même celle du film..."
— "Sacrebleu ! Comment osez-vous !? On ne reconnaît rien !"
— "Mais Mina, calmez-vous donc, peu importe ce que l'on trouve du film, l'important, c'est le gameplay. C'est ce qu'on dit sur 1UP et ailleurs, voyez-vous."
— "Jonathan, ne soyez pas si sot. Ce n'est pas parce que vous n'avez pas la manette en main que vous ne pouvez pas voir que tout cela est lamentable. Regardez plutôt... Le sprite du héros, là, il ne ressemble en rien à Keanu Reeves. Il a les cheveux gris ! Ridicule ! Et qu'est-ce que c'est que cette attaque pitoyable ? On dirait qu'il balaie les mouches. Comment voulez-vous tuer de grands gaillards comme ça et des loups tout velus avec un revers de la main ?"
— "C'est parce que vous n'avez pas ramassé l'épée, là, au premier niveau, elle augmente la portée de votre attaque, autrement en effet ma pauvre chérie vous êtes perdue."
— "Que vous êtes gland ! Je suis déjà perdu, j'en suis à mon dixième game over ! Réveillez-vous donc un peu !"
— "Les décors sont tout de même bien faits..."
— "Quoi, quoi ? Vous me parlez des décors ? Ils ne sont pas si beaux que ça ces décors."
— "Ne gâchez pas votre charmant visage avec une si vilaine moue, Mina. Les graphismes sont fins et travaillés, je conçois qu'ils ne vous plaisent pas, c'est vrai qu'ils manquent du style prononcé qui fait les grands jeux, comme il est vrai que leur richesse s'affirme tardivement, mais on ne peut pas leur dénier une certaine "saveur", à défaut d'un meilleur mot. Ce qui déçoit ce sont les ennemis, plus leur apparence est humaine, moins ils sont réussis, comme si le designer n'avait jamais vu ses semblables. A croire qu'il a vécu parmi les monstres !"
— "De toute façon je ne vous parlais pas du graphisme, moi, mais du gameplay, qui lui est hideux. J'avance un peu, tente de frapper l'ennemi, et regardez ! Regardez ! Je ne le touche pas du premier coup, quand bien même j'aurais dû l'atteindre; au lieu de ça je reçois des dommages et enfin, après quelques coups inutiles, le voilà qui disparaît. Je n'ai qu'un poignard, mais tout de même, c'est flagrant."

Où est Van Helsing !? VAN HELSING ! Tu entres maintenant, action, ACTION !!

— "Désolé, j'étais au maquillage, ma fausse barbe n'arrête pas de tomber et..."

AC-TION !!

— "Hum. Jonathan, j'ai peur que Mina ait raison sur ce point."
— "Professeur !"
— "La jouabilité de ce jeu est infecte."
— "Mais professeur, comment cela se peut-il ?"
— "Mina a vu juste. Le test de collisions, l'un des pires qu'il m'ait été donné de voir durant ma carrière de chasseur de vampires, et de joueur aussi, est si ignoble que l'on n'arrive à rien."
— "Ah, vous voyez, je vous l'avais bien dit mon ami."
— "Tous les repères sont faussés, par exemple quand on essaye de se glisser entre des pointes, on ne sait pas où se placer pour ne pas se faire toucher. Et puisqu'il n'y a pas d'immunité temporaire, il n'est pas rare de perdre plusieurs vies d'un coup suite à une fausse manoeuvre: elles filent sans qu'on s'en rende compte. Oh, le jeu n'est pas bien dur pourtant, on débute avec des vies en abondance et les niveaux surtout sont courts, une flèche vous indiquant toujours où aller. Mais l'on meurt sans cesse à cause des pièges et de tout ce qui met l'imprécision du gameplay à mal; quant aux recharges et bonus utiles, ils sont rares. On trouve les premiers surtout au début et à la fin du jeu bizarrement, tandis que les armes ne sont guères efficaces, des projectiles qui rebondissent comme des balles en caoutchouc. Et puis, il faut l'avouer, tout cela est bien inintéressant. Les premiers niveaux en particulier sont mal pensés, ils n'ont aucun sens et se traversent la tête assoupie sur le poing. Pourquoi doit-on trouver un vieux avec une bulle pour atteindre la sortie ? Tout cela ne manque pas de ridicule. Jonathan, je vous ai vu rire vous aussi !"
— "Héhé, oui, je l'avoue professeur, je n'ai pas pu me retenir en voyant ces ennemis grotesques qui n'arrêtent pas de crier des "gare au garou, gare au garou !" dans l'auberge sur fond de hoquets d'ivrognes."

— ""Crotezque" ? On m'a appelé ?"

Coupez ! C'est bien Dracula, belle entrée ! Maintenant tu avances vers Mina, tu la veux, tu la désires, tu veux la mordre. ACTIOOON !!!

— "Aah ! Frankenstein !"
— "Non, non, mon nom est Dracula. Frankenztein, z'est le monstre, moi ze suis le comte. Excusez-moi, z'ai du mal à parler à cause de mes dents."
— "Aah ! Dracula !"
— "Tremblez, zimples mortels ! Ze vais tous vous sucer !"

C'est ça Dracu, suce les tous !! Ta tirade maintenant, ta tirade !

— "Humhum. Z'y arrive, zuste un inztant z'enlève mes dents. Vous avez bien raison d'avoir peur de mon jeu. A-t-on jamais vu un jeu si maléfique ? Les américains l'ont bien dit: "ce jeu suce", comme moi ! Il ne se passe pas grand chose, l'action est molle, vous allez d'un point à l'autre en frôlant les quelques ennemis, parfois ils vous touchent, et cela semble tout juste une décision du hasard. Cela manque cruellement d'inventivité, il n'y a rien qui donne envie de continuer, de s'impliquer, on s'endort au premier niveau et on ne se réveille pas par la suite. Même les boss, des espèces de statues géantes des personnages du film, avec deux mouvements rigides, s'abattent à l'aide de techniques mortifiantes de simplicité, généralement attendre et frapper. Maintenant Mina, viens voir tonton Dracu."
— "Oh, qu'il a de grandes dents !"
— "C'est pour mieux croquer ta tendre chair, mon enfant."
— "Le vieux dégoûtant !"

Coupez. Excellent ! Fantastique ! Parfait ! Orson Welles et Tod Browning seraient fiers de moi. Maintenant, la scène finale. Jonathan, tu t'avances vers Dracula avec ta manette Super Nintendo cruciforme; Van Helsing, avec ton maillet tu enfonces le pieu dans la Playstation; Dracula, fou de douleur, tu fonds en larmes; Mina, folle de joie, tu te déshabilles; fais-moi voir ces seins, voilà, c'est bien. Gros plan sur les seins ! Et... ACTION !

— "Non ! Non ! Pourquoi avoir détruit ma Playstation ! Bram Stoker's Dracula n'est jamais sorti sur cette console !"
— "C'est le seul moyen qu'on a trouvé pour se venger de Sony et de leur collection de jeux miteux sur Super Nintendo. Excepté Equinoxe et Skyblazer, ils n'ont fait aucun effort."
— "Mais vous abusez tout de même, c'est moi le méchant ici, et je dis que Dracula n'est pas si mauvais que vous le proclamez. Alors oui, tous les défauts que l'on a énuméré sont vrais, mais ce n'est pas un mauvais jeu, c'est juste qu'il est terne. Il est affligé d'une jouabilité gauche, qui le rend trop difficile, il est sans inventivité, laid et stupide par moments, et si dans un sens il est au jeu d'action ce que Cliffhanger était au beat'em up, il ne se joue quand même pas avec le même cynisme. Tenez, j'arrive même à trouver de petites choses qui m'ont plu..."
— "Regardez, voilà mes seins !"
— "Pas maintenant Mina, laisse Dracula parler."
— "Les musique ainsi sont assez bonnes, il faut toutefois faire abstraction du film, car elles n'ont rien à voir avec celui-ci, elles ne sont ni gothiques, ni somptueuses, ce sont juste les musiques d'un jeu d'action et à ce titre, elles sont mélodieuses et réussies. A côté d'elles, les voix digitalisées laissent une impression plus ambiguës; on entend des bruits très étranges dans les bas-fonds de ce château, parfois c'est pour le mieux, parfois on étouffe un rire. La maniabilité non plus n'est pas fondamentalement désagréable, il faut juste savoir faire la part des choses, et mettre d'un côté la jouabilité, elle désastreuse, et les commandes, somme toute satisfaisantes. Et puis, ces petits détails dont je parlais, il y a par exemple le fantôme, au murmure inquiétant, juste une ombre, à peine visible, qui brandit un couteau. Une belle trouvaille ! Ou encore les moines bossus de l'abbaye, les arbres sinueux du cimetière, dont le dessin rappelle des peintures mediévales."
— "Des seins ? Qui veut voir mes seins ?"
— "On s'occupera de toi plus tard Mina, écoute un peu ce qu'il a à dire."
— "Ah, les hommes, qu'est-ce que vous êtes agaçants tout de même avec vos jeux vidéo !"
— "Donc, en conclusion, Dracula est un Castlevanné. Il n'arrive pas à la cheville de son illustre collègue, excepté en ce qui concerne l'infidélité à l'histoire de Bram Stoker, mais se joue, malgré ses ratés, comme un petit jeu d'action moyen. Maintenant Mina, ça va être ta fête."
— "Hihihihi !"