Bien des années se sont écoulées depuis ma dernière interview avec une star. Souvenez-vous, en 2002, j'avais pu m'entretenir à coeur ouvert avec Haggar, l'une des vedettes de Final Fight, et en 2004, avec Krell, le boss de Super R-Type. Deux grands moments de ma carrière journalistique, mais desquels j'étais sorti couvert de bleus et fracturé de part en part. J'ai donc longtemps hésité avant de retourner en personne sur le terrain. Et puis, dernièrement, quand j'ai enfin pris ma décision, je me suis retrouvé face à un obstacle imprévu: impossible de trouver un candidat, tout le monde était pris; le succès du retrogaming ne laissait plus de temps à personne, j'essuyais refus après refus. En désespoir de cause, j'envoyai toute la rédaction de 1UP coller des affiches dans la ville et au-delà, pour trouver des personnages de jeux vidéo rétro qui accepteraient d'être interviewés. Mais malheureusement, hormis quelque fans de cosplay déguisés en Mega Man, je n'eus aucune réponse.
Et puis il y a quelques jours, alors que je marchais Boulevard des Capucines à Paris...
J'avais déjeuné de bonne heure à la cafétéria de 1UP, il était juste midi. Le ciel était couvert de gros nuages gris. J'étais absorbé dans mes pensées, songeant bien entendu au prochain test. Il y eut soudain une éclaircie, un trou se fit au milieu des nuages, et une longue colonne de lumière tomba sur la chaussée. Ce trou dans le ciel était le plus étrange qu'il m'ait été donné de voir, car, voyez-vous, il était parfaitement carré ! Mais je n'étais pas au bout de mes surprises puisque, peu après m'être arrêté, alors que j'observais cette curiosité atmosphérique, une voix énorme retentit dans l'espace tout entier, venant de très haut. Elle s'adressa à moi et voici ce qu'elle me dit:
— Salut sanjuro ! C'est Dieu. J'ai une heure de battement dans mon emploi du temps, alors je pourrais répondre à tes questions si tu le souhaites. Mon agent sur Terre m'a dit que tu cherchais des célébrités à interviewer pour ton site web.
Evidemment, je me jetai à genoux en criant: "pitié, épargnez-moi, je suis trop jeune pour mourir !", jurant d'aller me confesser à la première église venue. Mais la voix magnanime me rassura:
— Petit nerveux, va ! Non, sanjuro, je suis juste là pour l'interview, n'aie pas peur. C'est bien ce que tu souhaitais ?
— Oui, Seigneur, dis-je timidement. Mais ce n'est pas possible, je dois rêver.
— Non, c'est bien la réalité. Pour te prouver que ce que tu vis aujourd'hui est bien réel, j'accomplirai demain un miracle.
— Je ne pensais pas être entendu de si loin, dis-je en me relevant. Mais, euh, je cherche des célébrités d'anciens jeux consoles. Vous-même n'êtes pas dans les jeux vidéo.
— Oh, tu sais ce qu'on dit: Dieu est partout ! Et puis, tu ne vas quand même pas refuser d'interviewer Dieu parce qu'il n'est pas un personnage de jeux vidéo ? dit-il en riant. Ce serait trop fort ! Encore que ça ferait une belle anecdote pour mon prochain livre.
— Vous écrivez un livre ?
— Oui, quand j'ai le temps. J'en ai plusieurs en train; il faut satisfaire mes différents fidèles, tu comprends. Mais j'hésite encore sur le titre du prochain, soit la Bible 2, ou alors, accroche-toi: Last Bible. Ca en jette, non ?
— C'est déjà pris.
— Vraiment ? Quel dommage. En tout cas, j'offre plein de tuyaux divins dans mon nouveau livre. C'est très moderne, tu verras. Je donne mon point de vue sur l'électricité, les ordinateurs, Internet, et il y a même un épître sur le retrogaming. Tout ce qui manquait dans le premier. Mais assez de bavardage, place à tes questions.
— Euh, bien, euh... Vous avez parlé d'un agent sur Terre. Il s'agit de l'ange Gabriel, j'imagine ?
— Non, de Richard Branson.
— Richard Bran...! Richard Branson est le messager de Dieu sur Terre ??
— Pas mon messager, mon agent. Quand j'ai vu que les vedettes d'Hollywood en avaient toutes un, je me suis dit que ça pourrait m'aider moi aussi, vu que je suis très demandé.
— Maintenant je comprends mieux d'où vient le nom Virgin Interactive ! Seigneur, comment faites-vous pour veiller sur tous les humains ?
— Oh, c'est très compliqué. Contrairement à l'idée reçue, je ne peux pas être partout à la fois. Mais pour m'aider, j'ai une interface.
— Une interface ?
— Oui, tu ne crois quand même pas que je lance des rayons magiques comme un sorcier, non ?
— Eh bien...
— Cette interface m'aide à gérer le monde. C'est avec elle d'ailleurs que je l'ai créé.
— Avez-vous vraiment créé le monde en six jours ?
— Non, j'ai construit tout ça au pif en quelques secondes. Mais après, le plus dur est de s'en occuper. Du coup, pour faire plus simple, j'ai divisé le monde en ce que j'appelle des "niveaux", du latin libella. Je n'y suis pas allé de main morte, j'en ai fait plus de 5000 ! Si on les comptait tous, il y en aurait bien, oh, 32769. Même pour Dieu c'est beaucoup.
— Et après vous avez créé les hommes ?
— C'est cela. Enfin, il y en avait un ou deux dès le commencement du monde. Après, je les ai aidés à se multiplier.
— Comment avez-vous fait ?
— En aplatissant le terrain pour qu'ils construisent leurs maisons.
— C'est tout ?
— C'est déjà pas mal ! Tu aimerais vivre dans une tente pour le restant de ta vie, toi ?
— Euh...
— C'est bien ce que je pensais. Grâce à ça, ils ont pu se bâtir des maisons en bois, puis en pierre, des forteresses, puis le top du top: le château à quatre tours.
— Je n'y connais pas grand-chose en immobilier féodal.
— Si, si, crois-moi, c'est imbattable. Quoiqu'il en soit, il était important que les humains peuplent rapidement le monde.
— Pourquoi ça ?
— Parce que, je ne te l'ai pas dit, j'ai un rival.
— Satan, bien sûr ! m'exclamai-je.
— Son petit nom, c'est Evil, "ii-veule". Le mien, c'est Good. Son armée, j'en frémis, se compose d'hommes aux cheveux bruns. Quelle horreur ! Mes beaux anges blonds doivent les exterminer.
— Hein ?! Vraiment ?
— Oui, il faut qu'ils y passent tous, je ne supporte pas les petits bruns. Une fois que j'y suis parvenu, je peux passer au niveau suivant. Et tout cela dure depuis longtemps, je ne crois pas que cela finira jamais. Des fois, j'ai hâte que ce soit l'heure du jugement dernier pour pouvoir prendre ma retraite.
— Prenez tout votre temps ! Mais au fait, demandai-je, regardant autour de moi la rue déserte. Où est passé tout le monde ?
— Je les ai envoyés construire un château du côté de Versailles pour que nous soyons tranquilles durant notre tête à tête.
— Il y a déjà un château là-bas.
— Pas grave, ils en construiront un second à côté; on n'a jamais trop de châteaux.
— Mais dites-moi, Seigneur, je n'ai pas très bien compris comment fonctionne votre "inferface".
— C'est tout simple. Elle obéit au doigt de Dieu. J'ai un trou dans mon plancher céleste d'où je vois le monde. A droite, il y a mes commandes pour les humains, à gauche, des informations dont j'ai besoin, et un peu au-dessus, mes pouvoirs destructeurs. L'interface que j'ai actuellement n'est pas très bonne. Pour monter ou baisser le sol, je suis obligé d'appuyer un doigt de la main droite et en même temps de lever un doigt de la main gauche. C'est balourd. J'suis pas Vishnou. Attends, je te fais une démonstration.
Brusquement, le sol se mit à trembler et une colline de plusieurs mètres de haut s'éleva sous mes pieds, me portant au-dessus des toits de Paris. Puis, avant que je n'aie eu le temps de m'habituer à cette hauteur, la terre retomba lentement, ne s'arrêtant pas au niveau de la rue mais s'affaissant beaucoup plus bas, jusqu'à former un large puits triangulaire. Je me retrouvai bientôt tout au fond, les pieds dans l'eau. Enfin, Dieu remonta le sol à niveau.
— Ne refaites plus ça, s'il vous plaît, je viens de manger.
— Oh, excuse-moi ! Parfois, j'oublie à quel point les humains sont fragiles.
— Au fait, à quoi ressemble le monde vu de là-haut ? demandai-je en me redressant, car j'étais de nouveau tombé à quatre pattes.
— C'est assez joli. Mais comme mon trou est étroit, tout se ressemble à cette distance. A croire qu'il n'y a que des rochers, des arbres et des maisons, et tout en seize couleurs ou moins. Heureusement des fois j'ai des surprises: le paysage change un peu. Du sable d'Ibiza, de la neige de Courchevel, des paysages de la Silicon Valley et d'autres assez bizarres. Ca doit être Pyongyang. Par contre, qu'est-ce que c'est calme ! D'où je suis je n'entends rien à part les coups de poings et les cris d'agonie.
— Et comment vous y prenez-vous exactement pour vaincre le mal ? Vous donnez des pouvoirs aux justes ?
— En quelque sorte. J'unis les justes autour de mon symbole sacré et ils deviennent guerriers ou chevaliers, puis je les envoie tuer les petits bruns et s'approprier leurs foyers. Ne fais pas cette tête, Evil en fait autant. Si j'essaye de raisonner avec lui, c'est lui qui massacre les miens. Et quand ça ne marche pas, j'use de mes pouvoirs destructeurs: les tremblements de terre, les marécages, les volcans, le déluge ou l'Armageddon. Attends, je vais te faire une démonstration !
— Non, NON !!
— Rien qu'une petite ?
— Non. Pitié. Votre symbole sacré, est-ce la croix de la crucifixion de Jésus ou un autre emblème religieux ?
— Qui ça ? Non, il s'agit de la Croix d'Ankh bien sûr.
— Ca alors. Dieu est donc égyptien ! Et le symbole sacré du mal, quel est-il ?
— Quelle question ! C'est la Tête de Monstre. Tout le monde sait ça. Il y a deux impératifs pour venir à bout du mal: j'ai besoin de beaucoup d'amour et je dois aller vite ! Si je traîne trop, Evil en profitera pour faire proliférer les siens. Et le scélérat possède les mêmes pouvoirs que les miens !
— Vous avez besoin d'amour ?
— Si tu as lu les textes sacrés, tu sais que ce qui m'importe le plus est Moi-Même. Plus on me vénère, plus je deviens fort, plus je suis fort, plus j'ai de chances de mettre une dérouiller à Evil. C'est pour le bien commun, entends-tu.
— Si vous le dites. C'est vous le patron. Mais qu'est-ce qui se passerait si Evil gagnait ?
— Une tragédie. Ce serait ce que j'appelle le "game over", de l'indo-germanique gamana ober. Comme ultime recours, j'ai des mots de passe, mais Dieu ne s'abaisse pas aux mots de passe. Il livre bataille au malin en continu !
— Dites, Seigneur, en y réfléchissant, être Dieu ça ressemble quand même beaucoup à Populous, vous ne trouvez pas ?
— Non.
— Mais quand même, il y a...
— J'ai dit NON!
Les nuages virèrent au noir, un vent violent se leva, emportant feuilles et détritus de la rue. Le grondement du tonnerre fut bientôt suivi d'impressionnants éclairs qui allèrent frapper les lampadaires sur le trottoir d'en face.
— Tu ne voudrais pas contrarier Dieu, n'est-ce pas ? me demanda-t-il avec une voix caverneuse, dont le souffle me renversa une fois de plus par terre.
— Non, non, bien sûr. Populous ! Pff ! Qu'est-ce que je raconte, moi ! Comme si Dieu pouvait être inspiré par un jeu vidéo. Haha !
Et aussitôt des nuages blancs apparurent, le soleil resplendissant au travers, tandis que les petits oiseaux s'ébrouaient et gazouillaient joyeusement.
— Tu n'as pas d'autres questions, sanjuro ? Mon temps est presque écoulé. Je dois retourner à mes aplatissements avant d'aller détruire Evil et ses affreuses cohortes.
— Je crois que j'ai fait le tour de tout ce que j'avais à vous demander. Merci Seigneur, ce fut très instructif.
— A un de ces jours, sanjuro, je reste un de tes fidèles lecteurs ! Et n'oublie pas que je te réserve un miracle pour demain.
Il me semblait qu'il avait prononcé ces mots avec une certaine gaieté. Les nuages se refermèrent sur la lumière puis disparurent à leur tour, ne laissant derrière eux qu'un vaste ciel bleu. Le lendemain, à midi, je m'asseyais à une table de la cafétéria avec Bandit Manchot et Moblin, tout en finissant de leur raconter cet entretien incroyable. Tout deux étaient évidemment très sceptiques. "Sacré sanjuro ! Où va-t-il chercher toutes ces histoires ?" Je protestais avec véhémence pendant que Bandit enfournait un pain dans sa bouche et que Moblin sirotait son jus d'orange. Puis, tout d'un coup... badaboom ! il y eut comme une explosion magique, et tous les petits pains de la cafétéria se changèrent en jeux Populous ! Le premier comme le second, dans toutes leurs différentes versions consoles 8 et 16 bits ! Avant d'aller aider les autres à extraire une cartouche Mega Drive de la bouche de Bandit, je regardai le petit pain que je tenais encore il y a quelques instants et qui était maintenant Populous sur Master System. Dieu, me dis-je, est quand même un sacré farceur.
le 1er mai 2014
par sanjuro