Après Tetris sur Game Boy, tous les principaux acteurs de son succès étaient impatients de reprendre la formule avec de nouveaux jeux; l'argent a une odeur à laquelle il est difficile de résister et depuis sa sortie, tous les nez étaient en l'air. Tetris 2, Super Tetris ne furent pas long à venir, pas plus que le premier Tetris en 3D, Welltris, contemporain des versions Nintendo. Mais une conséquence peut-être plus intéressante que toutes ces suites, fut l'apparition en très grand nombre des clones. "Clone" est un terme dépréciatif et abusif qui ne rend pas toujours bien compte de l'originalité et de la réussite personnelle de certains de ces concepts. Ce que tous partagent avec Tetris, c'est l'aire de jeu en forme de récipient et les pièces à éliminer par association, mais en vérité, au cours des années qui suivirent le triomphe de la version Game Boy, les clones firent plus pour le jeu de réflexion que les suites.
Ce n'est toutefois pas le cas de Hatris. Hatris fait partie de l'autre catégorie, de ces jeux qui, à la différence d'un Puyo Puyo ou d'un Puzzle Bobble, n'auront fait qu'effleurer l'esprit du public. Son nom n'est pas complètement étranger, certains connaissent le principe, mais il n'aura pas provoqué l'émotion d'un bon puzzle game. Pourtant, Hatris avait un argument de poids pour réussir, il était l'oeuvre du créateur de Tetris, Alexey Pajitnov. L'ingénieur russe fit exactement ce que Nintendo avec Dr Mario et Sega avec Columns firent aussi en cette année 1990, il créa un jeu de réflexion du même genre, un de ces soi-disant clones; il "clona" sa propre création.
Si les articles sur la naissance de Tetris sont assez nombreux, ceux sur Hatris sont remarquablement absents. Ce que l'on sait, c'est qu'à cette époque Pajitnov n'avait pas encore émigré aux Etats-Unis et que Hatris fut sans doute créé en Russie. Il n'existe cependant aucune version commerciale sur ordinateur à en croire Internet (même s'il me semblait le contraire), juste un jeu d'arcade et trois sur consoles, pour NES, Game Boy et PC Engine. Il est peu probable que Pajitnov ait été impliqué dans aucune de ces versions; Bullet-Proof Software a réalisé celles pour Nintendo, Video System l'arcade et Micro Cabin celle que nous testons aujourd'hui. Peut-être le prototype de Hatris, comme celui de Tetris, fut réalisé sur l'ordinateur russe Elektronika 60, car en tous cas Pajitnov est cité comme le détenteur des droits du programme et du design originaux.
Un second nom figure à côté du sien, c'est celui de son ami Vladimir Pokhilko. Pokhilko était un psychologue clinicien qui fut le premier à tester Tetris dans un cadre scientifique pour ses recherches, à Moscou. Pajitnov et lui continuèrent de travailler sur des jeux avant d'émigrer ensemble en Californie où ils fondèrent leur compagnie AnimaTek. Tous les deux apparaissent d'ailleurs sous forme de sprites dans Hatris sur NES où ils tiennent le rôle de magasiniers. Mais le destin ne sourit pas à l'ancien psychologue qui connut une fin aussi brutale que dramatique. En 1998, Pokhilko perdit l'esprit, assassinant chez eux sa femme et son fils d'une façon sordide avant de mettre fin à ses jours.
Que cette tragédie nous éloigne de la simplicité presque benoîte de Hatris ! Comme le laisse deviner le titre, c'est entièrement une affaire de chapeaux. Il s'agit de les poser sur six têtes au bas de l'écran en tâchant de les grouper. Quand on en a empilé cinq du même type, ils disparaissent, libérant le précieux espace qui nous éloigne de la ligne rouge du game over en haut de l'écran. C'est par là aussi qu'arrivent deux par deux les chapeaux, parfois identiques, ce qui est rarement une bonne chose pour votre organisation. Car dans Hatris, bien s'organiser est une qualité prépondérante. Si vos piles sont mal équilibrées, vous ne tarderez pas à être submergé de chapeaux mal assortis précipitant votre chute par votre ascension.
Les réglages de jeu sont similaires à ceux du mode B de Tetris alors que la progression correspond au mode A. On peut choisir 10 niveaux de difficulté et 6 hauteurs de départ, appelées des boutiques. Il faut avoir éliminé 25 piles de chapeaux pour passer au niveau suivant mais l'écran ne sera pas pour autant nettoyé de ceux restant. C'est là, plus que la vitesse, jamais aussi foudroyante que dans Tetris, l'obstacle principal. L'accumulation de ces "détritus", les chapeaux dépareillés, finit par former de telles colonnes inextricables que la saturation n'est jamais loin. Et puis, pour empiler les chapeaux, il faut de la marge verticale, lorsque celle-ci vient à manquer on aura du mal à renverser favorablement la situation.
Heureusement, on reçoit un peu d'aide. Il y a d'abord les flammes: l'une est jaune et brûle le ou les chapeaux sur lesquels on la dépose, l'autre est bleue et consume la colonne entière. Bien utile mais cédée évidemment avec parcimonie. A la fin d'un niveau, on a aussi la possibilité d'effacer de l'écran actuel un type de chapeaux pour désemplir, mais rien qu'une fois par type, donc six fois par partie puisqu'il y a autant de chapeaux différents. Chacun de ces couvre-chefs a un propriétaire que l'on aperçoit à l'écran titre, et surtout une forme particulière qui a une incidence sur le gameplay puisqu'elle détermine la façon dont ils vont s'emboîter.
On commence avec les petits: le chapeau chinois bleu, le chapeau de femme vert à bords courts et le chapeau tyrolien, qui, en pleine action, ressemble plutôt à l'ouchanka aux bords repliés de l'armée russe. Ensuite viennent les grands chapeaux, le haut-de-forme du gentleman, particulièrement allongé comme celui d'Abraham Lincoln, et le chapeau conique de clown (ou de magicien). Ceux-là se glissent bien sur les premiers mais ont autrement tendance à faire dramatiquement monter les piles. Reste enfin la plus terrible de toutes les coiffes, celle qui fait trembler toutes les têtes et tomber tous les cheveux, la couronne du tzar de Russie. Bien que de hauteur intermédiaire, elle s'emboîte mal avec toutes les autres formes, y compris avec elle-même. De plus, aucune flamme ne peut la détruire.
La difficulté étant ostensiblement progressive, tous ces embellissements crâniens n'apparaissent pas en même temps. Au départ, on ne joue qu'avec les trois petits, c'est facile comme tout; impossible de perdre à moins d'y mettre de la mauvaise volonté ! Ensuite, le haut-de-forme fait son apparition (stage 2); cela complique les choses, les surélèvent, sans toutefois les faire dérailler. Avec le chapeau pointu par contre (stage 4), il est facile de perdre pied parce qu'il s'accommode très mal de la présence de la haute calotte noire. Enfin, au stage 7, catastrophe, la couronne débarque. Pendant trois niveaux, ce sera alors une bataille à corps perdu pour sa survie. Bataille dont l'issue semble toujours être la défaite. Hatris commence plus facilement que Tetris et finit plus difficilement.
Entre ces deux extrêmes, il y a le plaisir d'être emporté par un principe accrocheur. Il faut tout de même aimer le rangement et le classement, les natures désordonnées auront du mal à saisir ce qu'il y a de ludique dans l'empilement d'articles vestimentaires. Dans la vie de tous les jours, on paye des gens pour accomplir cette besogne ! Si l'efficacité du principe de jeu est sujette à débat, un point qui ne l'est pas en revanche est la présentation. Très décevante pour une PC Engine, sobre au point d'être laide, elle fait honte à Micro Cabin, développeur dont on se rappelle surtout le Mystaria en 3D sur Saturn, RPG tactique très prenant.
Dans leur adaptation de Hatris, ils s'en sont tenus au minimum au point que toutes les autres versions, y compris sur Game Boy, font meilleure figure. De l'écran titre jusqu'aux fins miteuses, tout respire l'ennui et la médiocrité. Il ne leur aura sans doute pas fallu plus de deux jours pour réaliser une interface aussi fruste. Il n'y a que deux exceptions à ce piètre constat: les sprites des chapeaux, assez clairs, et les musiques, elles de bien meilleure facture et qui changent tous les deux niveaux. Comme on a du mal à se convaincre qu'un jeu aussi terne puisse tourner sur la NEC, on a du mal à croire que ces musiques pimpantes sortent de son ventre. La première en particulier (stage 1 et 2 donc) assume à fond son synthé et cartonne gentiment.
La jouabilité et la maniabilité changent de Tetris. La différence principale, celle qui demande le plus long temps d'adaptation, est le rôle de la direction bas. Une toute petite pression et la paire de chapeaux est précipitée — que dis-je, téléportée ! — sur la première pile qu'elle recontre. D'un côté cela accélère considérablement l'exécution du gameplay, et c'est pour le mieux, de l'autre cela ouvre la porte, surtout au début, aux erreurs de manipulation. La direction bas de ce fait devient un bouton de confirmation plutôt que de contrôle. Il y a aussi une finesse remarquable, ce sont les mouvements latéraux juste après avoir déposé un premier chapeau. Si la pile que l'on vise avec le second est légèrement en contrebas, aussi éloignée horizontalement soit-elle, on peut généralement l'atteindre en réagissant rapidement. C'est une technique nourrit aux réflexes qu'il devient vite indispensable de maîtriser.
Ce 75% est une note dont il faut se méfier; elle ne dit pas toute la vérité. C'est une note qui ne parle pas du phénomène de dépendance, "addiction" en anglais, très présent dans Hatris comme dans tous les bons clones de Tetris. La note se veut assez basse parce qu'elle punit la présentation, indigne d'une PC Engine, ainsi que le manque de modes et d'options, voire d'explications (d'après le tableau des scores il existe un "shop B" mais je n'ai jamais compris comment y accéder). Cette version de Hatris a encore d'autres défauts, la maniabilité n'est pas parfaite, la difficulté est mal équarrie, pourtant elle est meilleure que la version NES parce que les éléments fondamentaux y sont intacts. Les chapeaux demeurent aisément identifiables même lorsque les plus petits s'entassent et le système des assistants, une très mauvaise idée sur NES, n'est heureusement pas repris. Une fois que le principe de Hatris a réussi à prendre racine en nous, il n'y a plus grand chose d'autre qui compte. Quels que soient les torts du jeu, la germination a lieu, et c'est assez pour ranger automatiquement cette HuCard au rayon des réussites.
le 7 décembre 2009
par sanjuro