Il ne faut pas avoir froid aux yeux pour exercer le métier d'espion, ces agents secrets que le gouvernement envoie incognito en territoire ennemi pour défendre les intérêts nationaux. Noble cause, qui, dans la pratique, consiste à extraire par tous les moyens des renseignements, subtiliser des documents et à perpétrer impunément des actes criminels, du sabotage au meurtre.
Entre le début de la Seconde Guerre mondiale et la fin de la guerre froide, avant la chute du mur de Berlin et la dissolution de l'URSS, les grandes rivalités politiques furent propices à l'activité de ces hommes et de ces femmes de l'ombre. Ce fut leur heure de gloire; les secrets des gouvernements du monde entier circulaient dans leurs mallettes. Cela ne manqua pas d'inspirer des romanciers, Graham Greene, Ian Fleming, John Le Carré, mais également les caricaturistes du magazine Mad.
Depuis 1961, une page de la publication humoristique est consacrée à Spy vs Spy, section "Joke and Dagger". Créée par un exilé cubain, Antonio Prohías, cette bande dessinée offre toujours la même situation: un espion vêtu de blanc et un autre de noir qui se tendent des pièges jusqu'à la défaite de l'un d'eux. Il faut croire que cette idée simpliste et pas toujours très drôle eut du succès tant les personnages, avec leur longue tête en bec de cigogne, sont devenus familiers. Ils eurent même droit (et cela aida sans doute à les populariser) à un jeu vidéo, d'abord sur micro-ordinateurs.
Spy vs Spy est en fait le second jeu de Kemco sur Famicom, après Dough Boy, lui aussi une adaptation. C'est la tactique Kemco de l'époque: être à l'affût des "bonnes affaires" sur ordinateurs pour les transférer ensuite sur NES (souvenez-vous, Shadowgate et Rescue - The Embassy Mission). Ce genre d'exercice produit toujours des résultats assez limites, Kemco n'essayant pas d'améliorer la formule, ni même de la préserver coûte que coûte, juste de faire rentrer tout ça dans une cartouche sans trop de casse.
Malgré la présence permanente d'un écran splitté ("divisé en deux" pour les non-anglophones qui débarquent avec trente ans de retard), le jeu n'a rien d'ambitieux. L'espion blanc et l'espion noir se baladent dans une succession de pièces, parfois sur deux étages, à la recherche d'une mallette dans laquelle ils doivent ranger quatre items précis. Une fois en leur possession, ils n'ont plus qu'à prendre la porte de sortie. Ce qui complique les choses, mais peut aussi les faire tourner à notre avantage, est que l'on peut piéger le décor et se poignarder pour s'approprier l'attaché-case.
Comme dans la bande dessinée, on ne meurt pas vraiment, le ton est trop léger pour ça: on nous retire simplement une demi-minute au compteur, avec en plus une pénalité de dix secondes d'attente. On a donc tout intérêt à tuer l'autre espion puisqu'une fois son temps à zéro, on a le champ libre jusqu'à ce que le nôtre soit écoulé. Les pièges sont au nombre de quatre: la bombe, le ressort, le seau d'eau et la bombe à retardement. Les deux premiers se cachent derrière le mobilier, le troisième au sommet d'une porte bien sûr et le quatrième n'importe où. Il est possible de les désactiver en utilisant des objets communément appeler les "remèdes", un parapluie par exemple permet de déjouer le seau.
Les pièces n'ont jamais plus de deux ou trois meubles, que l'on peut chercher (on les bouge légèrement), en appuyant sur A. Justement, les choses se gâtent lorsqu'on désire accomplir des actions. Sur ordinateurs, les pièges étaient accessibles par des icônes, ici, cela se fait avec les deux boutons rouges. On les fait défiler dans la main de notre espion avec B, mais passer le dernier active automatiquement le plan. Pas très élégante comme interface, surtout que l'affichage du plan file des hoquets à l'image. Hormis les pièges, on ne peut jamais transporter plus d'un objet à la fois, d'où l'importance de trouver la mallette pour y mettre les quatre items (le ticket d'avion, l'argent, la clef et le passeport).
Toutefois, comme la mallette est elle aussi un objet, dès qu'on fouille un meuble ou sélectionne un piège, elle se retrouve automatiquement dissimulée dans le décor, de sorte qu'il faut à chaque fois la récupérer quoi qu'on fasse ! Au moins cela donne un handicap à son possesseur, ce qui n'est pas une mauvaise chose quand on joue à deux. La maniabilité est quand même bien lourde, bien disgracieuse pour un jeu de ce genre, mais on ne peut pas dire que ça gâche le reste, qui est à l'avenant. Décors pauvres, graphismes pas jolis avec des pastels tartinés sur fonds noir, des bruitages tout ce qu'il y a de primitifs et une musique mignonne mais qui ne colle pas à l'action.
Et puis comme tous les titres Kemco de ce genre sur NES, c'est affreusement court. Non seulement il n'y a que huit immeubles à visiter, mais on peut commencer dans n'importe lequel. Adieu challenge ! L'ordinateur n'étant de toute façon pas spécialement vif d'esprit, il n'y a pas à faire beaucoup d'efforts pour en venir à bout. Il se tue souvent avec ses propres pièges, alors il n'y a qu'à le laisser faire. Néanmoins, le concept même de Spy vs Spy surnage au milieu de ses défauts. Se faire des crasses est amusant; on finit par se prendre au jeu, à échafauder des stratagèmes tordus pour avoir la peau de l'adversaire, à se pourchasser ou s'éviter comme gendarme et voleur, à s'affoler du peu de temps qu'il reste pour s'échapper, comme dans un film. On possède une certaine latitude pour un jeu de cette époque, ce qui est toujours un atout bienvenu.
Si la version japonaise date de 1986, elle mit quatre ans avant d'arriver sur le vieux continent ! Heinquoicomment? Que s'est-il passé ? Peut-être le succès de Shadowgate incita Kemco à déterrer et commercialiser certaines de leurs antiquités. Mais le joueur moyen n'étant pas une courge (quoique), ils ne rencontrèrent pas le succès qu'ils espéraient obtenir grâce à leur tour de coquin. Malgré cette déconvenue, Spy vs Spy devint quand même un classique, un titre que tous les amateurs de la console reconnaissent immédiatement. Plus qu'autre chose, c'est dû à son originalité: celle de son format scindé, de ses deux agents farceurs et de son principe intrigant. Même dans la ludothèque foisonnante de la NES, il sort du lot et se démarque, plus qu'aucun espion sensé ne le souhaiterait.
le 21 juin 2013
par sanjuro