Sale temps pour un privé. L'enquête s'annonçait longue et difficile. Le type se disait aussi innocent qu'un 38 jamais tiré de son étui. Meurtre et kidnapping, c'était pas son truc, même s'il en avait un de chaque sur le dos. Comme si ça ne suffisait pas, il affirmait avoir perdu la mémoire. Complètement. Plus un seul souvenir, plus de passé, même plus de nom, aussi vide que ma dernière bouteille de whisky. J'étais pas sûr de pouvoir l'aider, son histoire semblait invraisemblable et j'avais d'autres jeux à finir. Mais comme je suis un bon gars, et une bonne poire, j'ai pas hésité trop longtemps avant de lui lancer: "alright, I take the job".
Si vous avez un sentiment de déjà vu, ce n'est certainement pas un hasard. Le bien nommé Déjà Vu reprend exactement la même interface que Shadowgate en la transposant dans l'univers du polar. Il y a d'ailleurs un clin d'oeil au début avec la musique d'intro de Shadowgate jouée jazzy. Cette version NES n'est cependant jamais sortie en France malgré le succès de Shadowgate. Il aura fallu attendre le Game Boy Color pour pouvoir y jouer, à condition d'avoir fait partie des quelques observateurs attentifs à avoir remarqué la sortie du jeu...
L'aventure démarre dans un lieu peu commun pour un jeu vidéo, des toilettes. Le joueur entre dans la peau du personnage au moment où il reprend conscience, amnésique. Deux tâches principales l'attendent, retrouver la mémoire et déjouer la machination dans laquelle il va vite se rendre compte être impliqué. Le fait de commencer le jeu sans avoir la moindre idée de ce qu'on attend de nous ni dans quelle situation on se trouve est tout à fait passionnant. On est immédiatement scotché à l'écran avec la volonté d'avancer pour en découvrir plus.
De légères différences existent entre les menus de Shadowgate et de Déjà Vu. Le moins surprenant est la disparition de la feuille de sorts du premier au profit d'un carnet d'adresses. Cette page est capitale puisqu'elle permet d'étendre le champ de recherche. On prend un taxi, on pointe l'adresse où l'on veut se rendre et pour la modique somme de 75 cents on y est emmené illico. Les torches sont également hors-jeu, fini de mourir à cause du temps qui passe, on peut s'arrêter pour réfléchir ou essayer toutes sortes de choses sans craindre de voir la lumière s'éteindre.
L'intrigue de Déjà Vu a beau être une enquête, son fonctionnement n'est pas différent de celui de Shadowgate. On sélectionne des verbes d'action et on les utilise sur l'image pour tenter de découvrir les secrets de chaque salle ou coin de rue. La collecte d'objets est toujours aussi fructueuse, remplissant le carnet sur plusieurs pages. Il est quand même possible de les mettre de côté dans des poubelles pour les récupérer plus tard. Le moindre objet peut avoir son importance, mais il est difficile de séparer les inutiles des indispensables avant d'avoir atteint la fin du jeu. A vrai dire, la gestion de l'équipement devient parfois fastidieuse, comme par exemple quand il faut ouvrir le manteau pour prendre toute une série d'objets dont le porte-feuille qu'il faut ouvrir à son tour pour prendre la clef1, une carte et un billet de 20$. Et tant que chacun de ces objets n'a pas été pris, impossible de s'en servir.
Contrairement à Shadowgate, des humains sont présents, ce qui permet de s'essayer à des choses "amusantes" comme par exemple... de les tuer ! Utiliser "gun" sur "man", BLAM ! Vous venez de commettre un meurtre, vous êtes aussitôt arrêté, vous avez perdu. A ce propos, le meurtre d'un clochard vaut autant qu'une tentative de meurtre sur un chauffeur de taxi, 10 ans de prison, mais tuer une femme sans défense, c'est la peine de mort ! Ainsi peut-on faire des choses assez incroyables, par exemple, au détour d'une ruelle, vous rencontrez une jeune femme qui a une surprise pour vous. N'aimant pas les surprises, vous décidez de lui coller un pain, ce qui a pour effet de la laisser sur le pavé, inconsciente. Après ça, vous pouvez l'achever avec votre revolver ! Bien sûr, ce dernier geste vous fait perdre, mais quand même, pour un jeu de la période NES, on ne peut pas dire que l'action soit tendre. Cette femme et le clochard font d'ailleurs partie d'une autre nouveauté de Déjà Vu, les rencontres aléatoires. A l'extérieur, et plus généralement dans Peoria Street, vous rencontrez de temps à autre l'un de ces personnages et d'autres comme le voyou revanchard et le malabar filou. Ils vous procureront parfois des choses utiles, parfois que des ennuis.
Autre comparaison inévitable avec Shadowgate, l'aspect technique. On retrouve la même médiocrité graphique avec des images fixes qui oscillent entre passables et moches. Couleurs ternes ou criardes se côtoient dans des décors urbains trop vides habités par des citadins étrangement dessinés. Avec sa tête surréaliste, le clodo aurait pu figurer dans un tableau de Munch ! Le compositeur de Déjà Vu n'a pas non plus changé de style depuis Shadowgate. Il s'est assez bien adapté à l'histoire en réalisant une musique qui convient à l'atmosphère. Elle n'évite cependant pas la répétitivité, et on peut noter une baisse de qualité par rapport au jeu précédent qui souffrait certes du même défaut, mais produisait tout de même des musiques envoûtantes.
Shadowgate... Déjà Vu... Shadowgate... Déjà Vu... Les deux sont intrinsèquement liés. Suite intemporelle ou demi-frère, Déjà Vu a suffisamment en commun mais assez de différences pour faire succomber ceux qui s'étaient grillés les neurones sur son aîné. Certes son apparence est toujours aussi sommaire mais quelque part, cela fait partie du charme désuet des 8 bits. Ce qui le rend plus séduisant que ne le serait un Shadowgate 2, c'est d'avoir troqué l'univers médiéval ultra-rabâché pour une enquête urbaine en 1942. On se trouve dans des situations que l'on n'est pas habitué à résoudre; où la kidnappée n'a rien d'une princesse, où l'ennemi numéro 1 sont les incertitudes du héros et où la victoire se gagne en repassant du bon côté de la ligne séparant crime et justice. C'est tellement rare que c'en est délicieux.
le 15 juin 2002
par sanjuro